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Hitler brûle-t-il ?

Louis Hamelin 11 juin 2011 
Des officiers allemands font déterrer une fosse commune dans la forêt de Katyn, au printemps de 1943, remplie de cadavres d’officiers polonais abattus en masse par le NKVD soviétique en avril 1940. <br />
Photo : Agence Reuters
Des officiers allemands font déterrer une fosse commune dans la forêt de Katyn, au printemps de 1943, remplie de cadavres d’officiers polonais abattus en masse par le NKVD soviétique en avril 1940.
Carnets de l'interprète de guerre
«Le contact personnel avec l'Histoire s'avère infini, ses nombreuses facettes se distinguent plus nettement au fil des années, tandis que l'essence des événements se révèle...» C'est Elena Rjevskaïa qui l'écrit, auteure russe qui fut d'abord une interprète de guerre, et Rjevskaïa est son nom de plume, emprunté à la petite ville de Rjev où eurent lieu, près de Moscou, des combats décisifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L'histoire d'Elena commence en effet à l'hiver 1941, au moment où l'immense armée levée par Hitler est parvenue aux portes de la capitale de l'Union soviétique. Les unités avancées de la Wehrmacht se traînent jusqu'aux premières stations de métro, voient briller à l'horizon les coupoles du Kremlin.

Il ne faut pas oublier à quel point Adolf Hitler, en plus d'être un dirigeant d'une criminelle imbécillité, fut un chef de guerre catastrophique. Déjà, pendant la campagne de France, alors que les blindés de Guderian ont atteint les rives de la Manche et se préparent à refermer la tenaille, le Führer ordonne au champion de la Bliztkrieg de camper sur place et laisse les Anglais s'échapper à Dunkerque. À l'automne 1941, Guderian fonce vers Moscou et aurait pu y être en octobre si Hitler ne l'avait pas dérouté vers le sud pour participer à l'encerclement de Kiev. Une brillante victoire, certes, qui met 600 000 Russes hors de combat, mais lorsque ses panzers, plus tard, se pointent devant Moscou, la donne a changé, ils ont maintenant l'hiver russe et les divisions sibériennes de Staline sur le dos.

Elena Rjevskaïa voulait être écrivaine et éventuellement le deviendra. En attendant, il y a la patrie en danger. Rapide formation, puis elle part au front avec la langue allemande pour seule arme de combat. La vision de la guerre que nous restituent ses notes puise à deux sources: d'abord, le petit calepin dans lequel elle griffonne dès qu'elle le peut; ensuite, les documents et en particulier tous ces kilos de paperasse saisis à l'ennemi et dont le plus petit détail, une fois traduit, peut s'avérer utile pour les types du renseignement chargés de sonder le moral des gars d'en face. Ainsi, dans cet «aide-mémoire sur les grands froids» dû à la bienveillante logistique des troupes allemandes: «À l'intérieur du casque, disposer du feutre, un mouchoir, du papier journal froissé ou un calot avec un sous-casque. [...] Veiller particulièrement à protéger du froid le bas du ventre, à l'aide d'une couche intermédiaire de papier journal entre le maillot de corps et le sous-pull.» On y conseillait aussi de doubler les manches des vareuses avec des bandes de tissu ou de vieilles chaussettes. Sous la doublure de fourrure de leurs bonnets à oreillettes, les Russes étaient morts de rire. «Nous jubilions car eux, ces salopards, avaient froid et enveloppaient leurs pieds dans des journaux. [...] Mais avec cet aide-mémoire, on se mit à imaginer vivement leurs épreuves: ils souffraient du froid, eux, maudits soient-ils — mais ils étaient donc humains.»

Rjevskaïa écrit ailleurs: «L'interprète occupe une place à part dans l'avalanche de la guerre. Il côtoie en permanence les deux parties belligérantes.» D'une part, appelée à traduire les journaux intimes trouvés sur les morts et les prisonniers et à participer aux interrogatoires de ces derniers, elle se trouve aux premières loges pour étudier ces jeunes soldats blonds fanatisés par le régime nazi d'une manière allant bien au-delà de la simple logique guerrière et de la nécessaire haine de l'ennemi. Peut-être moins systématique que la Shoah proprement dite, la guerre à l'Est n'en fut pas moins une campagne d'extermination déclenchée contre une sous-humanité slave qui faisait de l'ombre au surhomme germanique, comme le résume assez bien la formule suivante placardée dans des localités occupées par les Allemands: «Le Russe doit mourir pour que nous vivions.» Extrait du journal d'un lieutenant de la Wehrmacht traduit par Elena: «30 décembre. La population, qui avait quitté les bourgs et les villages, revient en foule pour se procurer quelques vivres. Mais il faut être impitoyable. On ne peut pas dépenser les stocks déjà minimes. Que la faim achève ce que le plomb n'a pas réussi!»

Le mémorandum du soldat allemand inclus dans le livret militaire affirmait: «Le monde appartient aux plus forts, les plus faibles doivent être exterminés...» Or les interrogatoires placent l'interprète devant des êtres humains, comme Hans Thiel qui, avant la guerre, voulait devenir naturaliste et rédigeait une thèse sur la trompe du papillon. Comme s'il n'était pas absolument incompatible de se passionner pour les papillons et de participer à l'anéantissement d'un pays...

Rjevskaïa a vu la guerre basculer devant Moscou, où la Blitzkrieg, à bout de souffle, et la longue cavale des blindés de Guderian s'achèvent pour la première fois par une débandade. Son incroyable histoire va ensuite la conduire, de retraite en retraite, et à travers quatre autres années de guerre, au coeur même du mystère, dans le panier de crabes, ce bunker où, 65 ans plus tard, nous sommes toujours forcés d'affronter une énigme presque aussi insaisissable que l'explication morale de l'Holocauste: comment la nation qui a donné au monde la musique de Beethoven a-t-elle pu confier ses destinées à une aussi pathétique bande de fripons et de minables que Hitler, Goebbels et Martin Bormann? Pas le moindre soupçon du début d'une trace d'envergure chez ces individus qui, une fois coincés au fond de leur trou sous un tapis d'obus soviétiques, se mettent à couiner comme les rats qu'ils sont restés tout au long de leurs brunes aventures. Si l'Histoire recèle quelque part la preuve qu'il ne faut pas nécessairement être une cent watts pour tenir les rênes des nations, que la plus médiocre intelligence peut aspirer au pouvoir, ce doit être là.

Le mariage de Hitler et de sa potiche, exhibée alors que tout est consommé, suivi de leur suicide conjoint et de l'incinération des corps arrosés d'essence sur un terrain déjà balayé par les tirs soviétiques, tout cela, reconstitué par Elena Rjevskaïa, qui a participé aux recherches de l'Armée rouge et à l'identification des restes du Führer, excite chez le lecteur la même fascination mêlée de pitié morbide que le spectacle d'un cancrelat écrasé à coups de talon.

L'enquête elle-même, recouverte à l'époque d'un ténébreux secret par Staline, lequel, semble-t-il, préférait un Hitler mort-vivant capable de revenir hanter les démocraties, est plutôt captivante.

Le récit de la libération des Polonais par l'Armée rouge est plus louche. Pas un mot sur le pacte entre tyrans et le partage de la Pologne, Rjevskaï feignant d'oublier que, avant de la «libérer», l'URSS en a quand même avalé une bonne bouchée! Elle évoque les élites locales décimées par les nazis, mais pas les 35 000 officiers gratifiés d'une balle dans la nuque par le NKVD à Katyn. Une mémoire si sélective, au XXIe siècle? Aucune excuse.


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