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Elena et les hommes

Une jeune interprète russe raconte la guerre contre les nazis

Par PHILIPPE LANÇON

Traduire, c’est trahir l’inhumanité. Elena, une jeune femme de Rjev, ville sur la Volga quasiment détruite pendant la bataille qui porte son nom, a appris un peu d’allemand. En 1942, à 23 ans, la voilà au front. Les interprètes sont rares : «Ce n’était plus la Première Guerre mondiale, où les officiers eux-mêmes parlaient couramment la langue de l’ennemi.» En Russie stalinienne, l’allemand était devenu honteux. Maintenant, les germanophones sont indispensables. Il faut déchiffrer les documents saisis, interroger les prisonniers. Elena interroge son premier Allemand à l’hiver 42 : «Il était assis là, maigre et âgé, dans un uniforme ennemi, Karl Steiger, c’était son nom je crois, et il représentait quelque chose d’effrayant, d’insaisissable. Un prisonnier.» L’hostilité les rend muets. Soudain, l’homme dit un mot, «non sans effort» : «dynia». En russe, melon. La famille de Steiger était lituanienne, le mot et la chose lui sont restés. «Dynia ist gut, sehr gut !» dit le prisonnier. Elena traduit. «Et la guerre ?» demande le commissaire politique. «Dynia. Dynia ist gut», répète l’autre, «comme si ce mot russe pouvait nous rapprocher». Et, de fait, pendant quelques instants, il rapproche.

Grands froids. Un autre prisonnier, ailleurs, voulait devenir naturaliste, comme Ernst Jünger. Il répète un mot, «Schmetterling», qui signifie papillon. Autour, c’est l’enfer. Le seul lieu dont l’humain n’est pas chassé est celui où les mots vivent. Le livre d’Elena Rjevskaïa, publié sous ce pseudonyme en 2007 par une vieille femme qui relit ses carnets et se souvient, vaut d’abord pour ces détails. Personne ne vit la guerre comme un interprète au front : il souffre comme les autres, voit la violence, la détresse, la mort comme eux ; mais il entend autre chose : la langue de celui qu’il faut tuer. Pour ça, Elena a dû être formée en hâte. On lui a appris des jurons allemands, il fallait pouvoir insulter les prisonniers. Le manuel russe conseille de traiter les SS de «merdeux laqués». L’interprète apprend aussi l’allemand technique : la plupart des documents découverts pendant l’offensive russe sont des modes d’emploi, des instructions sans intérêt.

Sans intérêt ? Un jour, elle déchiffre un «aide-mémoire sur les grands froids». On explique aux soldats allemands, entre autres, qu’il est «possible de confectionner des manches avec de vieilles chaussettes». Elena et ses chefs commencent par ricaner : «Nous jubilions, car eux, ces salopards, avaient froid et enveloppaient leurs pieds dans les journaux.» Cependant, ils restent perplexes. Elle finit par comprendre pourquoi : «Ils souffraient du froid, eux, maudits soient-ils - mais ils étaient donc humains.» Elle ne l’avait pas imaginé.

En parlant avec les prisonniers, la Russe à la vie dure découvre leur vie d’avant : «Chaque soldat allemand possédait une liasse de photos de la même taille, six sur neuf, aux bords dentelés. Mutti, Vati, maman, papa. La sœur bien aimée. Le petit-déjeuner d’une brave famille, une promenade à vélo[…], un confort douillet incomparable. Aisance, suffisance. Mais surtout, ce côté douillet. Vers quoi sont-ils partis, ont-ils foncé en foule, si loin de leur confort ?» Elena pose les bonnes questions, celles sans réponses et qui font peur.

Elena Rjevskaïa est surtout connue pour ce qui constitue la seconde partie du livre, déjà évoquée dans un autre : son entrée dans Berlin en avril 1945, sa découverte du journal de Goebbels et du bunker, sa recherche de l’assistant du dentiste d’Adolf Hitler, qui permettra d’identifier un bridge du dictateur. Tout est raconté ici, de manière désordonnée, par un témoin direct. Elena Rjevskaïa cite aussi les témoins de l’entourage d’Hitler, qu’elle a souvent interrogés la première. C’est ici qu’elle quitte le meilleur de son livre, les choses vues, pour entrer dans le plus douteux, le débat historique.

«Boîte à cigares». Longtemps, elle n’a pu écrire ce à quoi elle avait participé : la recherche effrénée et concurrentielle, par les divers services soviétiques, du corps d’Hitler, et la volonté stalinienne de cacher sa mort. Elle en profite pour régler ses comptes avec les mensonges du petit père des peuples. Au passage, elle reprend la double thèse soviétique : 1) Hitler a pris du poison, mais ne s’est pas tiré une balle dans la tête. 2) Son cadavre calciné a été identifié par les Russes. Les grands historiens occidentaux, dont Ian Kershaw, ont fait un sort à ces affirmations. «Apparemment, écrit Ian Kershaw, les restes terrestes d’Adolf Hitler tenaient dans une boîte à cigares», sous forme d’un unique bridge.



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